|
![]() |
|||
Le lendemain, après avoir dormi chez Ama, Lui l’escorte jusqu’à Desire, boutique de base pour pervers. Les murs du salon de tatouage/piercing annoncent la couleur à coup de gros plans sur des vulves aux lèvres pendues d’anneaux et de scrotums cloutés. Ils sont accueillis par Shiba, maître des lieux, crâne rasé sur lequel se love un dragon, expression voilée derrière une poignée de piercings. Légèrement angoissée, Lui est venue se faire percer la langue. Lorsque Shiba la lui perfore d’une main professionnelle, les bras de Lui se couvrent de chair de poule, l’espace d’un instant ses entrailles se serrent comme sous un choc électrique. Douleur et excitation. Shiba, qui assume tout à fait ses tendances sadiques, s’intéresse de plus en plus à Lui, cette gamine au corps fragile qui semble savoir supporter la souffrance. «Looking at your face gets
the sadist in me all revved up.» Voici les trois protagonistes principaux de ce court roman, écrit à la première personne par Lui, femme-enfant à la dérive, dans un monde underground qui n’est pas moins terrible que celui que fréquentent ceux qui restent à la surface. Violence, alcool, drogue, sexe et meurtre ne sont que les symptômes visibles d’une aliénation existentielle, qui touche ces jeunes gens exigeants plus de la vie que les rapports sociaux sécurisés du commun des mortels. Que peut offrir le Japon post explosion économique, post idéal, à cette génération ? Elle n’a même pas vingt ans, et se pose des questions immédiates comme de savoir qui elle choisirait pour la tuer si elle décidait de mourir. L’amitié, l’amour, le désir, la mort, ces ressorts de l’existence se tordent dans un ciel urbain vide de sens, puis se déposent sur les corps épuisés comme des cicatrices, qui en forme de dragon aveugle, qui en forme de kirin... Impossible de connecter sensations et sentiments, la seule émotion non-anesthésiée est la conscience de l’inéluctabilité de sa propre autodestruction esthétique. Finalement, ils ne savent rien les uns des autres, et se gravent dans le corps le peu qu’ils connaissent d’eux-mêmes pour ne pas l’oublier. Best-seller international,
ce premier roman d’Hitomi Kanehara -qui vient aussi d’avoir
vingt ans et ressemble fort à son personnage- a reçu le
prix littéraire Akutagawa 2004 (remporté en 2000 par Machida
Ko pour «Shreds» et en 76 par Murakami Ryu pour «Bleu
presque transparent»). Stig Legrand - Juin 2005 |
||||
Hitomi Kanehara,
« Snakes & Earrings » |
||||
|