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Qu'arrivera-t-il
au bois sec ? |
"La
Virginie-Occidentale, c'est pas l'Amérique moyenne côté problèmes
et c'est pas non plus le trou moyen."
Dans la chambre noire de son cerveau d'écrivain, Breece D'J Pancake
a développé douze uniques épreuves d'une terrible netteté : s'y
dessine en phrases fermes et concises le lot des autochtones d'une
terre rude, où leurs racines, irrémédiablement captives, ne puisent
plus que lassitude résignée.
Comme John Kennedy Toole, ce
jeune auteur dépressif n'aura pas écrit longtemps avant de s'ôter
la vie d'une balle dans la bouche à tout juste 26 ans, mais plus
qu'un destin tragique, ces deux auteurs partagent surtout un talent
hors du commun, quoique dans des styles différents.
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Ainsi, Pancake
excellait dans la forme brève, et les douze nouvelles publiées à titre
posthume en 1983, puis traduites en français pour Chambon/Le Rouergue
constituent la totalité de ses écrits. Mais quel pouvoir d'évocation porte
chacun de ces comptes-rendus d'une Amérique rurale au bout du rouleau
!
Comparé pour son style et la force
de ses images à William Faulkner ou James Joyce, Pancake est salué par
Kurt Vonnegut en ces mots " Breece D'J
Pancake est simplement le meilleur et le plus sincère écrivain que j'ai
jamais lu. Je soupçonne que ça faisait trop mal et que ce n'était pas
drôle du tout d'être aussi bon. Mais cela, ni vous ni moi ne le saurons
jamais." Nul doute que les futurs romans qui se sont éteints
prématurément avec leur auteur auraient beaucoup compté dans le paysage
littéraire américain.
"Bo fit descendre sa fermeture éclair
et pissa sous les yeux d'un opossum pétrifié. De la vapeur monta de la
petite flaque qui s'était formée et il frissonna tandis qu'elle allait
se mêler à la brume bleutée."
Dans ses histoires, Breece D'J Pancake
choisit de rester dans les frontières de la Virginie-Occidentale car ce
décor fait partie intégrante de ses personnages. Là-bas, si les champs
de tabac étalent sur des kilomètres leur morne nicotine au pied des Appalaches,
c'est le mal de vivre qui se cultive le mieux. Vêtus de jeans cradingues,
des types sans illusions forcent leurs vieilles Chevrolets et Pontiacs
déglinguées sur le bitume rapiécé des petites routes. La lumière du soleil
taille des cicatrices dans le ciel tandis que tracteurs et chasse-neige
balafrent la terre de ce pays.
Ratisser les collines en quête de
fossiles, chasser seul le renard un fusil à l'épaule, balancer son poing
dans la tête d'un autre encore et encore, baiser sans joie quand on en
a la force, descendre un maximum de canettes de bière, si possible honorer
ses morts… Que faire d'autre quand on a pas trente ans et pas le choix
de partir ? Si Kerouac n'avait pas pris la route, lui aussi aurait été
contraint d'écrire le désespoir fourbu et l'énergie amère des péquenauds
dans leur prison de frustration.
"Je me lève. Je passerai la nuit à la
maison. C'est qu'après, pour fermer les yeux, il faudra que j'aille jusque
dans le Michigan, ou peut-être en Allemagne ou en Chine, je ne sais pas
encore. Je marche, mais je n'ai pas peur. Je sens ma peur qui s'éloigne
dans des volutes de fumée et qui remonte dans le temps à un million d'années
de là."
Avec leurs métiers oubliés et leurs
familles en lambeaux, ces mineurs, boxeurs, coqueleurs, bateliers ou éleveurs
ricains, cherchent en vain un sens à leur vie sans plus de tralala. Des
hommes et des femmes qui pour être frustres d'éducation n'en manquent
pas moins de perversité et parfois même de remords.
Comme Harry Crews, Breece D'J Pancake
sait raconter avec sincérité l'essentiel de l'Amérique " white-trash "
sans-le-sou : une dépression miteuse sous-tendue de violence et nuancée
d'humour.
Stig Legrand - Octobre 2004
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Breece D'J Pancake, " Qu'arrivera-t-il
au bois sec ? ",
Chambon/Le Rouergue, Collection "Nouvelles du Monde"
août 2004 - ISBN : 2-84156 554 8 - 16€
Traduit de l'américain par Véronique Béghain
Titre original "The Stories of Breece D'J Pancake "
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