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Noir dehors |
Droguée
au crack, prostituée dans un bar clandestin de Brooklyn,
la jeune héroïne du roman New-Yorkais de Valérie
Tong Cuong suggère une porcelaine presque intacte après
le souffle d’une bombe. Fragile derrière le mascara
savamment appliqué sur ses paupières gonflées,
délicate sous les ecchymoses laissées par les proxénètes,
Naomi n’a jamais marché sans but dans les rues de la
grande ville, n’a jamais goûté à la liberté
américaine.
Son univers est clôt sur des murs gris, la file de clients,
des cris, les gifles avec pour seul échappatoire un rush
de cailloux fumants qui montent droit au cerveau pendant un bref
instant. Enfermée seule et sans espoir, Naomi n’aurait
pas tenu longtemps, mais il y a Bijou. Leurs mèches blondes
se mêlent lorsque Bijou la console, grande sœur et confidente.
Sauf que Naomi n’a pas d’histoire à raconter.
Combien
de filles vivent ce destin effroyablement tracé: des heures
identiques, faites d’abus, de violence, de confusion, une
journée répétée à l’infini,
jusqu’à ce qu’elles soient trop vieilles, trop
moches, ou trop mortes pour conserver valeur marchande? Qu’est-ce
qui aurait pu justifier un traitement différent dans le cas
de Naomi et Bijou?
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Une question
bien loin des préoccupations de Simon Schwartz, avocat réputé,
qui du haut de son gratte-ciel du Financial District, a trouvé
un sens à sa vie grâce à un site internet réservé
aux adultes. Au 36e étage, le paradis charnel se distille par webcam.
«Je n’aurais pas
du penser à toi, mon ange. Walter Greene et sa bande de roquets
vont se pointer dans dix minutes pour conclure un contrat à deux
millions de dollars et que trouveront-ils en face d’eux ? Le brillant
Simon, joues brûlantes, tempes humides et bas-ventre en trois dimensions
!»
Les malheurs de Naomi sont tout aussi
loin des pensées qui traversent l’esprit de Canal, ce type
étrange épris de philosophie et d’arts martiaux, qui
depuis l’enfance, travaille jour et nuit dans un bazar asiatique
au cœur de Chinatown.
«Le magasin s’étirait
en longueur. On y trouvait amoncelé tout ce que la Chine savait
faire, c’est-à-dire tout ce que la planète avait inventé.
[…] Et puisqu’il me fallait un nom et que la boutique donnait
sur Canal Street, on alla au plus simple et l’on décida de
m’appeler Canal.»
L’après-midi du 14 août
2003, tout bascule. A 16h 10, le chaos s’empare de la métropole
en proie à la grande panne, le black out qui de Brooklyn à
Manhattan sème la panique, bouscule les vies qu’elles soient
bien ou mal réglées. Plus rien ne fonctionne : embouteillages
monstres, distributeurs d’argent en panne, réseaux saturés,
climatiseurs en berne. Dans la chaleur étouffante, certains tentent
de gérer la crise, d’autres s’engouffrent dans la brèche
vers la liberté.
Egaux face aux évènements,
les héros fracturés de Noir Dehors se rencontreront et n’en
sortiront pas indemnes. Des gens qui n’auraient pas du se croiser
vont se percuter, perdus dans la marée humaine qui envahit les
rues, prend d’assaut les ponts de New York.
«Il fallait pousser des coudes
pour se frayer un chemin dans la masse. Parfois, quelqu’un lançait
un juron, agacé par ces deux femmes en minijupes, presque enlacées
qui le dépassaient sans un mot. Deux blondes décolorées
sur le Williamsburg Bridge et qui marchaient comme des reines…»
Dense, dynamique, rapide à
lire comme une montée d’amphétamines, filant dans
les artères de la métropole américaine pour disjoncter
ses centres nerveux, le cinquième roman de Valérie Tong
Cuong explore avec un talent d’écriture évident le
concept de l’égarement, l’effondrement des repères.
New York se prête au jeu, et laisse la romancière fouiller
ses entrailles obscurcies pour en faire jaillir la lumière.
Black out à
trois voix, Noir Dehors confirme le virage optimiste amorcé avec
«Ferdinand
et les iconoclastes». L’auteur excelle à mettre
en scène des personnages hors norme qui osent prendre le risque
de faire confiance aux autres, de suivre leur instinct. Big up !.
Pour en savoir plus, lire les premières pages, trouver des goodies,
enfin un site construit autour d’un roman ! : http://www.noirdehors.com
Stig Legrand - Janvier 2006
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